Ode aux modérés, aux indécis, aux réfléchis !
Un jour, à un repas, la conversation prend une tournure particulière. Un sujet pointe son nez et j’écoute mi attentive mi repue. Ce sujet, notons-le, ne nous concerne pas vraiment tous autour de la table mais il fait partie des sujets clivants. On se doit d’être pour ou contre, on ne PEUT pas être indécis. Et alors, je me retrouve à défendre bec et ongle une problématique sur lequel je n’ai objectivement aucun avis pour deux raisons majeures: je ne me suis absolument pas informée et ça ne me concerne pas directement. Alors, pourquoi me suis-je retrouvée dans cette situation? Ne peut-on plus aujourd’hui ne pas avoir d’avis ?
Dans notre société hyper connectée et polarisée, oser dire qu’on n’a aucun avis, c’est presque un acte de résistance. Reprenez mon exemple ci-dessus où tout le monde y va de son avis (le sujet peut être la crise climatique, la réforme des retraites, l’influence des réseaux sociaux…): l’assemblée s’en donne à cœur joie, chacun avec son avis bien tranché, des arguments à l’appui parfois piqués chez des éditorialistes ou des influenceurs quelconques. Et là, vous, vous dégustez tranquillement votre fromage sans avoir l’intention de plonger dans ce marécage d’opinions. Non pas parce que vous n’en êtes pas capable, mais parce que franchement tout cela vous fatigue un peu.
Alors, vous lancez un innocent « je n’ai pas vraiment d’avis là-dessus ». Silence. Les fourchettes et couteaux s’arrêtent. Les regards se tournent vers vous, partagés entre incompréhension et accusation tacite de désertion intellectuelle. Car voilà, en 2024, ne pas avoir d’opinion, c’est presque un crime de lèse-majesté démocratique.
On vous suspecte aussitôt de ne pas être engagé, de ne pas être informé, voire de fuir vos responsabilités citoyennes. Après tout, l’opinion publique est devenue le nerf de la guerre. L’individu lambda est désormais sommé d’avoir un avis sur tout, du conflit du Moyen-Orient à la composition du dernier Conseil des Ministres. Pourquoi? Parce que ne pas avoir d’avis, c’est laisser le champ libre à ceux qui en ont (et soyons honnêtes, parfois, ce ne sont pas les meilleurs). C’est laisser faire, et dans l’ère de la surinformation, c’est perçu comme une forme de lâcheté individuelle.
Et pourtant, n’est-il pas légitime, parfois, de ne pas savoir? De reconnaître que certains sujets sont complexes, nuancés et que tout ne peut pas être réduit à une vision manichéenne, une opinion binaire? non, car aujourd’hui, tout est devenu matière à polémique. On vit et on respire pour la polémique. Il faut choisir son camp, et vite, s’il vous plaît, sinon on est perçu comme un indécis chronique ou pire un complice silencieux.
D’ailleurs dans le débat public, la nuance est presque suspecte. On vous demande de vous prononcer pour ou contre, sans demi-teinte. Même sur les réseaux sociaux, les algorithmes favorisent les contenus polarisés. Les « je ne sais pas » ou « je suis partagé » sont invisibilisés. Ce qui fait du clic, ce sont les opinions fortes, les clashs, les punchlines; même si après tout le monde peut regretter ce qui a été dit, pensé. Ca n’a pas d’importance, un autre clash prendra immédiatement la place avant même de pouvoir y réfléchir.
Alors, peut-on encore n’avoir aucun avis? Oui, bien sûr! Mais il faut être prêt alors à affronter les regards suspicieux et à défendre ce choix, qui, en soi, est un véritable positionnement politique: celui du doute, de la réflexion, voire de l’indifférence volontaire à la cacophonie ambiante. Mais ne vous y trompez pas: dans un monde où l’on exige de vous d’avoir toujours quelque chose à dire, ne rien dire peut être la rébellion la plus audacieuse. Ode aux modérés et pondérés !